Cet article illustre les conditions de vie d'une famille appartenant aux "classes populaires" et son identification aux pauvres.
Il permet aussi d'illustrer la redistribution, aux travers des allocations citées, et de montrer qu'elle ne suffit pas à sortir les ménages de la pauvreté
Il a suscité des critiques acerbes des lecteurs, le couple étant accusé de dépenser sans compter et de vivre de manière illégitime avec les aides sociales.
Il a suscité des critiques acerbes des lecteurs, le couple étant accusé de dépenser sans compter et de vivre de manière illégitime avec les aides sociales.
« Gilets jaunes » : Arnaud et Jessica, la vie à l’euro près
Ces parents de quatre enfants sont à découvert dès
le 15 du mois. Ils racontent leur sentiment de déclassement, et
pourquoi ils continuent de lutter au sein du mouvement.
Par Faustine Vincent Publié le 15 décembre 2018
à 09h20
Arnaud est capable de citer de tête le montant de
chaque dépense du foyer à l’euro près. Dans sa famille,
installée dans un appartement HLM à Sens (Yonne), c’est lui qui
fait les comptes. Or, depuis deux ou trois ans, ils ont beau faire
attention, « à partir du 15 du mois, on est à
découvert », explique ce cariste dans l’aéronautique
de 26 ans. Leur vie s’est comme rétrécie. Le jeune homme, au
visage paisible et juvénile, nous reçoit chez eux ce mardi
11 décembre. Sa compagne, Jessica, 26 ans elle aussi, a la mine
fatiguée et les cheveux en bataille après avoir passé la nuit sur
un rond-point avec d’autres « gilets jaunes ». Le
couple se relaie depuis trois semaines pour participer au mouvement,
jonglant entre leurs quatre enfants et les horaires décalés
d’Arnaud. Les annonces d’Emmanuel Macron, la veille, n’ont pas
entamé leur détermination. « C’était… comment il
disait, déjà ? Ah oui, de la poudre de perlimpinpin. Pour mon
pouvoir d’achat, c’est toujours le néant », lance le
père de famille.
Il finit de changer la couche du dernier-né, puis
détaille les comptes autour de la table du salon, aux murs nus et
abîmés. Son salaire de 1 493 euros, sur lequel vit toute la
famille, ne leur permet plus de faire face aux dépenses courantes.
Et ce, malgré les 914 euros d’allocations familiales, les
100 euros d’aide personnalisée au logement (APL) et les
180 euros de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje).
« Il y a trois ans, pourtant, on s’en sortait, se
souvient-il. Moi je regarde les prix ; entre avant et
maintenant, ça n’a rien à voir. »
Leur loyer est resté stable, à 506,74 euros,
mais l’électricité est passée de 30 à 49 euros par mois en
deux ans. Leur forfait téléphonique a lui aussi augmenté depuis
l’expiration des promotions, bondissant de 5 à 36 euros par
mois pour elle, et de 20 à 42 euros pour lui. « Ça
fait un énorme trou dans le budget », s’inquiète
Jessica. Même les croquettes de leur chien sont plus chères
qu’avant, selon elle. « Ça fait polémique, on en parle
beaucoup avec les “gilets jaunes” sur
Facebook. » La prime d’activité d’Arnaud a, quant à
elle, chuté de 225 à 163 euros depuis qu’il est passé, en
septembre, de l’intérim à un CDD. Au final, « il va
falloir qu’on revoie tout notre budget », soupire la
jeune mère au foyer, qui a arrêté ses petits boulots à la
naissance des enfants pour éviter des frais de garde trop élevés.
« Marre d’être pauvre »
Le couple vérifie en permanence le tableau de leur
banque en ligne pour faire les comptes mais rien n’y fait, les
graphiques passent immanquablement du vert au rouge. Pour s’en
sortir, il doit multiplier les astuces. A Lidl, Jessica traque les
promotions de viande, achetée par lot de 5 kg puis congelée.
Pour les œufs, ils ont un bon plan : le frère d’Arnaud, qui
possède des poules, lui en vend à prix cassé, 2 euros les
trente. « C’est 2 euros de gagné. C’est bête,
mais ça fait deux kilos de pâtes, de riz, ou des gâteaux »,
calcule Arnaud. Avec tout ça, ils parviennent tant bien que mal à
maintenir leur budget mensuel de nourriture autour de 400 euros.
Quand les fins de mois sont trop difficiles, ils
s’arrangent comme ils peuvent. Le père de Jessica lui glisse
parfois un billet de 20 euros. En dehors de la famille, d’autres
se montrent également compréhensifs. Le président de l’association
de karaté du quartier a accepté de leur faire un échéancier afin
qu’ils puissent payer les 120 euros de frais d’inscription
pour leur fils aîné. « Il me reste encore 40 euros à
donner, précise Jessica. Ce mois-ci je ne pourrai pas, mais
le mois prochain, oui. » L’école de conduite où elle a
passé son permis a elle aussi accepté un versement progressif,
300 euros par mois, 2 200 euros en tout après son
premier échec à l’examen. Une somme colossale pour le couple,
mais il n’avait pas le choix : le crédit à 1 euro par jour,
dont il avait vu la publicité partout, lui a été refusé. « On
dépassait le plafond », explique la jeune femme. La
famille n’a pas de voiture pour autant : la banque a refusé
de leur faire crédit, cette fois parce qu’ils « vivent
trop à découvert ». Ils ont essayé auprès d’autres
banques, mais comme ils n’ont pas de CDI, aucune n’a accepté.
Les travaux qu’ils espéraient faire dans
l’appartement attendront. Les visites chez le dentiste aussi.
Jessica doit faire des soins importants, mais elle a dû renoncer
face au prix, 800 euros pour les six dents de devant. Une
fortune, d’autant qu’ils ne peuvent pas bénéficier de la
couverture maladie universelle (CMU) car ils dépassent le plafond…
de 10 euros. Coquette, Jessica a aussi fait une croix sur les
rouges à lèvres et les produits pour les cheveux qu’elle aimait
s’offrir au supermarché. Son dernier luxe ? « Un
pull à 10 euros chez le Chinois », rougit-elle.
La priorité, ce sont les enfants. Cette année, il
a fallu renoncer au calendrier de l’Avent et au McDo plus d’une
fois par mois, malgré leurs demandes pressantes, mais au moins ils
ont pu continuer à leur acheter des vêtements de marque. Question
pratique, d’abord, ça dure plus longtemps. Question de dignité,
surtout. « Les enfants sont tellement méchants entre eux
s’ils ont des sous-marques. J’ai pas envie que leurs copains se
moquent, explique Jessica. Et puis, c’est mieux pour
l’image. » Le mois dernier, la remarque de son fils de 7
ans lui a fait un coup au cœur. « Il m’a dit qu’il en
avait marre d’être pauvre », dit-elle avec un sourire
gêné. Le petit garçon sait que sa mère va à Paris tous les
samedis depuis trois semaines. « Il chante même les
chansons d’Emmanuel Macron, s’amuse son père. Ça fait
“Oh oh, Emmanuel Macron, oh, tête de con, on vient te chercher
chez toi”. La vidéo a fait pas mal de vues sur
Facebook. »
Arnaud et Jessica, qui se mobilisent pour la
première fois, avaient voté Hollande en 2012, puis s’étaient
abstenus en 2017. Ils ne rejettent pas les impôts, qu’ils
jugent « utiles ». Ils se soucient aussi de
l’écologie, et ne sont pas des violents. Mais ils ne supportent
plus « de payer pour des politiciens qui ne nous
représentent pas, qui se permettent de dormir à l’Assemblée
pendant le vote des lois, alors que nous, ce serait direct une mise à
pied, et qui parlent d’écologie tout en prenant l’avion »,
enrage Arnaud. Sur le rond-point, la veille, Jessica est passée pour
la première fois à un mode d’action plus virulent. Samedi
15 décembre, ils seront tous les deux à Paris, dans la foule
des « gilets jaunes ». Et ils crieront de nouveau le
message qu’ils sont venus porter et que le pouvoir n’a, à leurs
yeux, toujours pas compris.
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