Article de la sociologue Dominique Méda sur la possibilité d'une "croissance verte"


Cet article permet de réviser le chapitre sur le développement durable, en particulier la question suivante: la croissance peut-elle être soutenable? Certains considèrent que oui car le progrès technique va permettre de remplacer du capital naturel par du capital technologique (soutenabilité faible); d'autres s'y opposent, comme cette auteure (soutenabilité forte).

La croissance, meilleure ou pire des choses ?
De Dominique Méda
Sommes-nous complètement schizophrènes ? Il y a quelques jours, une longue série de lamentations accueillait l'annonce par le FMI, puis par l'OCDE, du ralentissement de la croissance mondiale : celle-ci ne devrait en effet pas dépasser 3,3 % en 2019. Pourtant, à la fin de l'année 2017, le rapport du Programme des Nations unies pour l'environnement, se réjouissant de la stabilisation des émissions mondiales annuelles de CO2 depuis 2014, alertait : « La tendance pourrait s'inverser si la croissance de l'économie mondiale s'accélère. » Si son augmentation comme son ralentissement semblent provoquer les mêmes inquiétudes, que penser de la croissance : est-elle finalement la meilleure ou la pire des choses ?
La croissance c'est-à-dire le taux de croissance en volume du produit intérieur brut (PIB) a longtemps été considérée comme la meilleure des choses. Même si la comptabilité nationale n'existait pas encore il s'agit d'une invention du XXe siècle , on peut faire remonter au moins à Adam Smith l'idée u'augmenter la production est bon pour les nations, l'opulence se répandant jusqu'aux dernières classes du peuple. Et comment nier que l'augmentation de la croissance estimée pour toutes les parties du monde depuis deux millénaires par les calculs de l'économiste britannique Angus Maddison (1926-2010) s'est accompagnée de progrès inouïs, en matière de santé, d'alimentation, d'éducation, de confort quotidien ? Au point qu'on a fini par assimiler le progrès au seul taux de croissance du PIB et par faire de ce dernier le « proxy », le symbole et la cause ultime du bien-être des nations.
Pourtant, dès les années 1960-1970, les critiques de la croissance avaient été extrêmement vives. Le rapport Meadows, The Limits to Growth (1972), avait attiré l'attention sur les dégradations physiques entraînées par la croissance (notamment du fait de l'augmentation de la pollution et de la raréfaction des ressources naturelles) et annoncé un effondrement de nos civilisations avant 2100. Les évolutions prévues par « les Meadows » ont été vérifiées et se sont révélées parfaitement exactes (A Comparison of the Limits to Growth with Thirty Years of Reality, Graham Turner, 2008). De nombreux auteurs, de Jacques Ellul à Ivan Illich en passant par Bertrand de Jouvenel et Jean Baudrillard, se sont attachés à mettre en évidence les dégâts de la croissance sur la qualité de vie, notamment les méfaits de la surconsommation. Les critiques s'étaient tues avec les crises économiques et la montée du chômage au début des années 1980, avant de réapparaître depuis peu avec la prise de conscience du péril écologique planétaire.
La solution à l'apparente contradiction a un nom : la croissance verte. Depuis que nous suivons avec effroi l'accumulation des émissions de CO2, annonciatrices de catastrophes en cascade, nous continuons pourtant encore à vénérer la croissance et implorons qu'elle revienne parce que nous sommes convaincus que, verte, elle sera radicalement différente. Nous pensons ­encore qu'il est possible d'obtenir simultanément la croissance et la permanence de conditions de vie authentiquement humaines sur Terre, parce que le progrès technique c'est-à-dire le génie humain nous permettra de découpler la croissance de ses effets nocifs.
Mais certains travaux mettent fortement en doute cette possibilité : l'économiste Michel Husson a ainsi montré que même si l'intensité en CO2 (la quantité de CO2 émise pour produire une unité de PIB mondial) baissait deux fois plus vite qu'au cours des quarante années passées, une baisse annuelle de 1,8 % du PIB mondial serait nécessaire pour atteindre les objectifs fixés par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC)...
De nouveaux indicateurs
Alors, Faut-il attendre la croissance ? (Florence Jany-Catrice et Dominique Méda, La Documentation française, 2016) ou dire Adieu à la croissance (Jean Gadrey, Les Petits Matins, 2010) ? Nous sommes quelques-uns à prôner, depuis lafin des années 1990, sinon l'abandon du PIB comme indicateur de référence, du moins son encadrement au sein de normes environnementales et sociales strictes (possiblement représentées par deux indicateurs non monétaires : l'empreinte carbone et l'indice de santé sociale) dans une société que nous qualifions de « postcroissance », une société qui ne se donne plus pour objectif principal d'obtenir des gains de productivité ou de croissance, mais de répondre aux besoins ­sociaux en visant des gains de qualité et de durabilité.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, sans doute le plus ­urgent était-il de mesurer la production d'acier et de logements : le PIB fut une métrique formidable pour évaluer ce type d'accroissement. Aujourd'hui, l'objectif principal est de diminuer la production de CO2 de la manière la plus égalitaire possible, y compris en adoptant des quotas carbone individuels. Nous devons nous doter des indicateurs permettant de suivre ces progrès.
Une telle bifurcation ne peut se faire brutalement : elle doit être organisée sur un long terme et proposer des scénarios concrets balisant les chemins de la transition en matière d'énergies renouvelables, de rénovation thermique des bâtiments, de diminution de consommation d'énergie, d'emploi... Car il s'agit rien de moins que de rebâtir entièrement notre économie. Nous avons besoin pour cela de nouveaux fondements à nos disciplines, de nouvelles articulations entre ces dernières (« Les sciences du développement durable pour régir la transition vers ladurabilité forte », Tom Dedeurwaerdere, 2013), et, plus généralement, d'une nouvelle épistémê, c'est-à-dire d'une nouvelle grammaire, d'un nouveau langage, de nouvelles catégories pour représenter le monde ainsi que les rapports entre humains et nature. Et de cela, malheureusement, il n'est guère question aujourd'hui.
Note(s) :
Dominique Médaest professeure de sociologie à l'université Paris-Dauphine, directrice de l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales

La faiblesse du taux de chômage en Allemagne masque la grande précarité

 Article disponible sur le site de libération:
 https://www.liberation.fr/debats/2018/03/26/allemagne-moins-de-chomeurs-plus-de-pauvres_1639016

Allemagne : moins de chômeurs, plus de pauvres

Par Bruno Amable, professeur à l’université de Genève
La situation économique de l’Allemagne fait plus envie que pitié. En dehors d’une croissance satisfaisante (2,2 % en 2017 et 1,9 % en 2016), d’une compétitivité industrielle qui se manifeste pesamment par des excédents extérieurs considérables (de l’ordre de 8 % du PIB), la situation de l’emploi est également un motif de satisfaction outre-Rhin. Le taux de chômage s’établissait, en février, à 5,7 % et le chômage de longue durée était en régression depuis plus de dix ans.

Mais cette situation favorable de l’emploi s’accompagne aussi d’une hausse des inégalités. Celles-ci concernent en premier lieu le niveau des salaires. En moyenne, ils ont recommencé à augmenter en termes réels mais ces augmentations ne concernent pas l’ensemble de la distribution des revenus. Entre 1995 et 2015, alors que les 20 % de salariés les moins bien payés connaissaient une baisse de salaire réel de 7 %, les 30 % de salariés les mieux payés bénéficiaient d’une hausse allant de 8 % à 10 %.

Autre phénomène connu, la baisse du chômage s’est accompagnée d’une hausse de l’emploi atypique (temps partiel, CDD). Celui-ci ne représentait que 13 % de l’ensemble des emplois en 1991. En 2015, c’était plus d’un emploi sur cinq (21 %) qui était atypique (...). Les emplois mal payés représentaient à peu près 16 % de l’emploi au milieu des années 90 ; ce chiffre était monté à 22 % ou 23 % dans les années 2010.
L’extension d’un secteur de bas salaires et le déclin de la négociation collective avaient amené les syndicats à abandonner leur position traditionnelle et à revendiquer la création d’un salaire minimum. Celui-ci existe donc depuis 2015. Un document récent de l’Institut de recherches et d’études sociales (Ires) et de l’OFCE (1) effectue une comparaison de celui-ci avec les salaires minimums français et britannique. En comparant plusieurs situations familiales (célibataire, famille mono-active avec deux enfants de 7 ans et 9 ans, famille bi-active), les auteurs font ressortir des différences intéressantes entre les trois pays.
Il ressort que la situation du célibataire est la moins favorable en Allemagne, son revenu s’établissant légèrement au-dessus du seuil de pauvreté (défini à 60 % du revenu médian). (...). La situation est différente si on considère la situation de familles avec deux enfants. La famille mono-active allemande obtient un revenu égal à 63,2 % du revenu médian, ce qui est moins que la famille britannique (69,8 %) mais nettement plus que la famille française qui, elle, se situe en dessous du seuil de pauvreté avec un revenu égal à 55,5 % du revenu médian. Une autre particularité allemande est la situation de la famille bi-active. Son revenu n’est que marginalement plus élevé que celui de la famille mono-active : 63,7 % du revenu médian avec un adulte travaillant à temps plein et l’autre adulte à temps partiel ; 63,5 % avec deux temps pleins (...).

(1) «Salaire minimum : du coût salarial au niveau de vie. Une comparaison France, Allemagne et Royaume-Uni», par Odile Chagny, Sabine Le Bayon, Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak.

Une baisse perpétuelle de la durée du travail


Cette baisse de la durée moyenne du travail peut être analysée de trois manières:
- d'une part, il faut la mettre en lien avec l'évolution de la productivité. La productivité n'a cessé d'augmenté, donc il a été possible de travailler moins en produisant autant, voire plus
- d'autre part, cela pose la question du partage du travail, dans un contexte de fort chômage: si chacun travail moins, cela permet-il de lutter contre le chômage?
- enfin, si les individus travaillent moins, le travail conserve-t-il son rôle intégrateur?